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En hommage à Denise Jullien-Bloch

Denise

 

Denise est décédée le 28 décembre 2017, dans sa 98ème année. Jusqu’à la fin, elle a gardé sa belle lucidité. Je l’ai connue presque toute ma vie, puisque j’étais avec sa fille Michèle à l’école maternelle et que la similitude de nos noms nous rapprochait, comme si nous étions de la même famille. Les images se succèdent, se superposent, d’autant qu’elle avait si peu changé. Mais c’est surtout après la disparition tragique de Michèle que nous nous sommes vues régulièrement. Parfois nous déjeunions ensemble chez elle ou au restaurant. Mais le plus souvent je venais pour le goûter. J’adorais ses goûters, la jolie porcelaine, les petites serviettes, le thé, les gâteaux (son célèbre gâteau au chocolat), les fruits, les friandises…Toujours trop, jamais assez… Des moments de bonheur pour moi dont la mère s’était petit à petit éloignée dans la maladie d’Alzheimer. C’était un contrepoint presque vital et elle le savait. Le 9 mars dernier, jour anniversaire de la mort de notre mère, nous étions venues chez Denise avec ma sœur après être allées nous recueillir sur sa tombe au cimetière Montmartre, à deux pas de chez elle. Une page lui rend hommage dans Porte de Champerret. Je savourais chaque instant. Je lui parlais de ce que j’étais en train d’écrire. Elle me racontait les expositions, les conférences, ses découvertes, ses lassitudes aussi parfois. Nous prenions des nouvelles des uns et des autres. Elle était bavarde, volubile même. Et très souvent, notre conversation portait sur une période chère à toutes les deux, la fin du 19ème siècle et le début du 20ème. La Belle Epoque. C’était notre pays commun, une bulle rattachée à la réalité par des fils imperceptibles dont j’ignore la signification. Marcel Proust était au cœur de nos conversations, il était assis à la table ou dans le salon à nos côtés. Ce n’étaient pas des échanges de spécialistes, loin de là, juste le plaisir de parler. Elle avait de Proust une connaissance précise, fine, intime. Il était pour elle une source inépuisable de commentaires, d’interrogations.

Mais ce qu’elle aimait chez lui, ce n’était pas seulement l’œuvre elle-même, ses qualités littéraires qu’elle savait apprécier à leur juste valeur, mais aussi le monde qu’il évoquait et plus particulièrement cette société dont il était lui-même issu : les « Israélites français » comme on disait alors, ces juifs à la fois assimilés et fidèles à leurs origines. Le monde de la mère de Proust, Jeanne Weil. Une élite sociale, parisienne mais souvent venue de l’est de la France ou d’Allemagne, enrichie dans les affaires ou dans la banque. Dans ce milieu, c’était souvent les femmes qui étaient porteuses de la culture. Denise avait une familiarité naturelle avec ces femmes, elle était de plain pied avec elles et à mes yeux, elle en était l’une des incarnations possibles, juive et athée, généreuse mais pouvant être moqueuse, cultivée, à la fois vivant pour les siens et ouverte sur le monde, curieuse de tout, lisant beaucoup, fréquentant les expositions de peinture, modèle de sociabilité tout en possédant un univers intérieur dont leur pudeur ne livrait pas forcément les clés. Une intellectuelle engagée, une femme élégante, une parfaite maitresse de maison. Une grande dame, à la bienveillance sans fadeur, qui envoyait des mails et parlait par Skipe à ses arrières-petits-enfants.  Elle avait vécu la guerre, la déportation de proches, puis d’autres terribles drames familiaux. Et pourtant, elle offrait à chacun son optimisme raisonnable et souriant. On aurait pu parler pour elle comme pour Mme Santeuil de « cette tendresse incessante que la moindre menace de malheur, le moindre espoir de consolation, de douce émotion pour les êtres avec qui elle se sentait en sympathie fraternelle, trouvait au même instant si vibrante. »

Denise avait aussi une connaissance étonnante de tout l’entourage de Marcel Proust et plus particulièrement de la famille Halévy. Elle m’avait prêté la correspondance familiale de Geneviève et de son cousin Ludovic Halévy qui donnait une image très différente de la Mme Straus telle qu’on la connaît. Grâce à sa compréhension de ce milieu, elle m’a permis de mieux le saisir, de le voir en quelque sorte. Dans le livre qu’elle m’avait prêté, elle avait laissé une petite feuille, glissée à la page d’une charmante lettre de Geneviève à sa tante, écrite à Evian, qui commençait par « Ma chère petite tante, J’ai enfin dix minutes pour t’embrasser et je le fais avec le plaisir que tu devines » et se poursuivait par un déluge de noms (la baronne de Rothschild, Arthur Meyer, Maupassant etc). Je l’imaginais très bien lisant ces mots. Sur une page de classeur quadrillée écrite le 23 mars 1996, Denise avait pris des notes sur Daniel Halévy « moins connu que les autres » avait-t-elle précisé. En feuilletant à nouveau les pages de cette correspondance familiale qu’elle aimait tant, je ne peux m’empêcher d’y voir une sorte d’autoportrait d’une Denise jeune fille, que nous n’avons pas connue.

Mon dernier goûter avec elle eut lieu début octobre, avec notre amie Françoise. Elle nous a servi dans le salon avec son soin habituel, élégante en pantalon noir et chemisier blanc. Il y avait des macarons, des framboises et du raisin. Françoise m’a rappelé que Denise s’était alors interrogée sur l’antisémitisme de Proust, et sur le personnage de Bloch, bien sûr. Mon souvenir est plus confus car je guettais à la fois les signes qui montraient qu’elle était encore bien, et ceux qui révélaient sa fatigue. Par exemple, elle a accepté que nous remportions le plateau et débarrassions la petite table, ce qu’elle n’aurait jamais fait auparavant. Nous avons parlé je crois de l’engagement de Marcel Proust lors de l’Affaire Dreyfus et du personnage de Swann, plus avancé que Bloch dans la voie de l’assimilation, et donc prêtant moins le flanc à la caricature à laquelle n’échappe pas toujours Bloch. Il me semble que cette dernière interrogation de Denise montre à quel point, son intérêt pour Marcel Proust était étroitement lié à son propre passé, à une histoire personnelle disparue avec elle. « Nous sommes imprégnées de notre Marcel et le zemmetkuch est notre madeleine » m’écrivait-elle. Les êtres que nous perdons restent à jamais un peu mystérieux. Et c’est toujours un peu de nous-même que nous ensevelissons avec eux…