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Charlie

 Puisque le oui-mais est (déjà) d’actualité, ce texte remarquable de Pauline Bebe, publié dans le Huffington Post :

Nous étions des millions à manifester contre le fanatisme, pour la liberté d’expression, contre la cruauté aveugle, contre l’antisémitisme, contre la barbarie, contre le fondamentalisme – pourtant une marche qui aurait dû apaiser les esprits par son allure solidaire et son échelle laisse un goût d’inachevé.

D’abord parce que la mort est plus forte, que le sang a coulé et que les pas, les bougies, les prières ne ramèneront pas ceux qui sont à jamais partis. De réparation, il n’y en a pas ; il faut vivre avec la blessure. Ensuite parce que l’on doute que la mobilisation d’un jour puisse s’inscrire dans le quotidien, dans une lutte de tous les instants contre ce qui fait grimacer le visage de l’humanité. « Entre ce qui est régulier et ce qui est exceptionnel, dit le Talmud, il faut préférer le régulier ».

Et puis, il y a pire, tous ceux qui ne sont pas descendus dans la rue, tous ceux qui ont délié leurs langues en disant, dans les débats, dans les écoles, sur les réseaux sociaux : « Certes, c’est triste, mais ils n’auraient pas dû », ou « oui, mais ». Ces « oui-mais » sont des mots assassins.

Ce sont peut-être ces indécis, ceux qui disent « ils n’auraient pas dû » qui sont encore plus pernicieux parce qu’en demi-teintes, ceux-là mêmes qui pourraient se laisser entraîner par les ennemis les plus flagrants, qui eux ont osé afficher les noms des terroristes aux côtés des leurs, en en faisant des héros.

Alors pour ces indécis qui cherchent à trouver des raisons à la barbarie, à excuser l’inexcusable, il faut affirmer haut et fort que les dessinateurs, aussi frondeurs qu’ils aient pu être, n’ont pas mérité ce qui leur est arrivé. Et si blasphème il y a, c’est bien d’oser dire une chose pareille ! La caricature, l’exagération, l’ironie, la moquerie font partie de la liberté d’expression. La limite en est la loi, pas d’incitation à la haine raciale, pas d’antisémitisme et de xénophobie, mais une remise en cause salutaire de tout un chacun. Les religions doivent accepter d’être soumises aux critiques, et si elles-mêmes ou leurs textes saints contiennent des incitations à la haine de l’autre, elles doivent savoir se regarder en face. Aucun chef religieux, juif, chrétien ou musulman ne doit appeler à la haine de l’autre.

Quand le Nil se transforme en sang, dans notre Parasha, quand cette plaie s’abat sur l’Egypte parce que Pharaon ne veut pas laisser partir le peuple hébreu, c’est l’eau, symbole de la vie qui devient du sang. C’est la mort qui est louée plutôt que la vie ; comme dans toutes ces idéologies fondamentalistes où l’on place la soumission à un chef au-dessus de sa propre conscience, de son libre-arbitre. On ne peut pas laisser dire « oui, mais… ils l’ont cherché ». La plume et l’arme ne sont pas comparables et la plume peut répondre du droit, des tribunaux, de la justice, si elle a dévié.

Et ceci, nous l’affirmons, pas seulement en tant que juif mais en tant qu’être humain, responsable de notre prochain. Rappelons-nous qu’en hébreu le mot frère ah ou sœur ahoth est de la même racine que ahrayouth la responsabilité. Oui les juifs sont souvent la cible première de la terreur, nous le savons, O combien, depuis la nuit des temps, mais à travers eux, tous ceux qui se rallient à la cause de la liberté, à l’affirmation de l’égale dignité de tout être humain, à la valeur précieuse de la vie, tous ceux là sont aussi touchés.

Certains se sont demandés pourquoi nous n’avons pas marché dimanche en tant que communauté, en se serrant les coudes. Parce que tout simplement, même si la communauté juive est toujours blessée en premier, il fallait montrer que ces crimes touchaient l’humanité entière, qu’il ne s’agissait pas seulement d’une question juive, mais que, dès lors que des juifs meurent, des journalistes, des policiers, des musulmans, des laïcs, des défenseurs de la liberté meurent aussi. Car, « celui qui assassine une seule personne assassine le monde entier » et « celui qui sauve une personne sauve le monde entier » (Talmud).

Pourquoi, questionne le midrash, l’humanité a-t-elle été créée à partir d’un seul couple Adam et Eve ? Pour que personne ne puisse dire, moi je suis le fils d’untel et d’une telle donc je suis supérieur à toi ». Esaü est le frère de Jacob, Ishmaël le frère d’Israël. Si nous sommes les premières cibles, c’est peut-être parce que nous refusons de nous prosterner devant aucun Pharaon, aucun Haman. Mais telle est aussi la destinée humaine : être capable de garder son libre arbitre et de respecter l’autre. La Torah est un outil de vivre ensemble avec toute l’humanité. Des rabbins débattent de la phrase la plus importante de toute la Torah, pour Hillel au premier siècle, il s’agit de « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » pour Ben Azzai il s’agit de « Voici les générations de l’être humain (Gen. 5 :1) lors de la création de l’humanité. Dimanche était le temps des toldoth haadam, des générations de l’humanité, pas des regroupements communautaires. Quand une partie de l’humanité est malade, le corps doit se mouvoir en entier pour enrayer la maladie.

Alors que faire ? Céder à la peur ? Une maman d’enfant du Talmud-Torah que je félicitais dimanche d’être venue de banlieue malgré les difficultés d’accès me disait avec détermination « on ne pliera jamais devant eux, on ne les laissera jamais gagner ! ». Nous devons faire en sorte que l’humanité réfléchisse, qu’elle soigne son membre malade et ne laisse pas le mal se diffuser encore davantage. Chaque goutte d’eau qui vient remplacer le sang est essentielle. Chaque vie saluée dans son humanité est un non à la mort. Chaque temps d’enseignement est précieux. Nombreux sont ceux qui sont venus le soir de shabbath, le matin, et les enfants au talmud-Torah : rester juifs est une priorité parce que comme le disait Edmond Fleg : « …la foi d’Israël n’exige de mon esprit aucune abdication [. …] Je suis juif, parce qu’au-dessus des nations et d’Israël, Israël place l’Homme et son Unité. »

Nous devons multiplier les rencontres avec l’autre, les autres, expliquer, dialoguer, ne pas nous replier sur nous-mêmes, montrer un visage modéré et ouvert de notre tradition. Nous devons relever tous les « oui mais » comme autant de gangrènes qui ouvrent la porte à la banalisation de la violence. Nous devons continuer à vivre en étant fiers d’être des juifs français intégrés dans notre pays, dans une culture qui lutte pour la liberté d’expression, l’égalité de tout être humain, en faisant en sorte, avec nos concitoyens laïcs et d’autres religions que la France reste un pays de tolérance et d’ouverture, un pays d’accueil et de réflexion philosophiques, un pays de discussion et de diversité.

Pauline Bebe – 1ère femme rabbin de France

 

 

  • Auteur: Pauline Bebe